[Critique] L’acrobate: équilibre fragile

À l’instar de L’amour au temps de la guerre civile, ces deux funambules trouvent dans un ballet charnel compulsif le seul moyen d’exister, la dernière corde qui retient encore leur fragile équilibre.

Sébastien Ricard dans L'acrobate de Rodrigue Jean (de dos face à une fenêtre)
Sébastien Ricard dans L’acrobate de Rodrigue Jean (Fragments Distribution)

De Full Blast à L’amour au temps de la guerre civile, en passant par Hommes à louer, le cinéma de Rodrigue Jean ont toujours été de puissants reflets de la société québécoise et canadienne contemporaine, et ont abordé plusieurs thèmes délicats et peu traités, tels que la marginalité, l’homosexualité, ou, plus généralement, le déchaînement des pulsions amoureuses. L’acrobate, son sixième long métrage en trente ans de carrière, s’inscrit parfaitement dans cette œuvre cohérente, rare et exigeante, sans compromis aucun.

Filmé quasiment entièrement en intérieur, L’acrobate se présente comme une illustration de l’isolement de deux êtres exclus du monde actif – l’un a temporairement cessé de travailler, l’autre a subi une grave blessure qui le cloue à l’inactivité – qui, au détour d’une rencontre fortuite – mais très arrangée avec le gars des vues – vont trouver entre les quatre murs d’un appartement en friche le terrain idéal pour laisser libre cours à une relation passionnelle exempte de tabous. Le sulfureux tango à Paris de Bertolucci (un sixième long métrage pour lui aussi) n’est pas très loin.

Ce lieu où, repliés sur eux-mêmes, ils peuvent malgré tout continuer à se sentir en vie, est situé au coeur d’une grande ville nord-américaine en plein boom de l’immobilier. Ce centre-ville anonyme – Montréal est toutefois parfaitement reconnaissable – est montré par Mathieu Laverdière en de longs plans fixes ultraréalistes, donnant à la métropole des airs aussi connus qu’étranges. Une impression de mystère plane tout le long du film, exprimant l’aspect aliénant d’une urbanité aseptisée et mettant en évidence les métaphores intimes et collectives du récit.

Dans un univers gris et froid, dont Turpin s’était déjà inspiré pour Endorphine, les cages à lapins qui poussent comme des champignons sont autant de symboles de la standardisation et de la déshumanisation de nos cités, construites sur le même modèle d’efficacité partout dans le monde. Et qui, paradoxalement, marginalisent ces amants solitaires autant qu’elle les libère de leurs inhibitions. À l’instar de L’amour au temps de la guerre civile, ces deux funambules trouvent dans un ballet charnel compulsif le seul moyen d’exister, la dernière corde qui retient encore leur fragile équilibre. Jean explore leur domination sado-maso de manière explicite, jamais gratuite. Une posture qui affirme clairement, qui confirme en fait, la volonté du cinéaste de se distancier du conformisme étatique du cinéma québécois, dans lequel les relations homosexuelles (masculines surtout) ne sont jamais montrées, ou presque.

En ressort un film-choc qui laisse des marques. En ces temps de rectitude et de compromis, on ne peut que saluer l’audace qui soutient la démarche. Cela dit, en dépit de sa force, l’ensemble n’échappe pas à quelques redites et peine à justifier un rebondissement final par ailleurs très prévisible. Quelques travers compensés par une parfaite maîtrise de la construction des plans, de la gestion de l’espace, et une interprétation volontairement atone, qui participe également à rendre des plus captivantes cette plongée dans la psyché d’êtres détruits, abandonnés à eux-mêmes dans une cité sans nom, où l’enfermement et le repli sur soi grandissent au rythme des grues de chantier et des bâches secouées par les vents.

L’acrobate – Québec, 2019, 2h04 – au détour d’une rencontre fortuite dans un appartement en construction, deux hommes développent une relation charnelle exempte de tabous et laissent temporairement de côté leur vie sociale et leur univers qui s’écroule – Avec: Sébastien Ricard et Yuri Paulau – Scénario: et Réalisation: Rodrigue Jean – Production: prodfilm – Distribution: Fragments Distribution

Ma note: 

Mots clés

Les notes :

★★★★★ Excellent
★★★★ Très bon
★★★ Bon
★★ Moyen
Mauvais

Contenus similaires

Qui sommes-nous ?

Né en décembre 2008, Films du Québec est un site d'information indépendant, entièrement dédié au cinéma québécois de fiction. Films du Québec contient les fiches détaillées des films québécois, des actualités, des critiques et des bandes annonces et bien plus.
Création et administration : Charles-Henri Ramond, membre de l'Association québécoise des critiques de cinéma.

Catégories

Archives