[CRITIQUE] La grande noirceur: d’une grande luminosité

Avec son intrigue mystérieuse reposant sur des scènes fortes, des images à couper le souffle et la force de son interprétation, La grande noirceur est indéniablement un objet de cinéma pur, envoûtant et audacieux.

Martin Dubreuil dans La grande noirceur de Maxime Giroux (photo prise de face en costume de Charlie Chaplin)

Martin Dubreuil dans La grande noirceur de Maxime Giroux

Après Félix et Meira, une chronique sentimentale de très belle facture, Maxime Giroux surprend tout son monde avec La grande noirceur, un long métrage tourné dans l’urgence qui témoigne d’une envie folle de créer coûte que coûte, sans avoir à subir les affres d’un système de production pointilleux et lent. Autant le dire tout de suite, cette histoire d’un modeste Canadien français déguisé en Charlie Chaplin est sans aucun doute la plus étrange et la plus captivante fable cinématographique qu’un auteur québécois nous aura donnée depuis des lustres.

À commencer par un récit dystopique ouvert à toutes les imaginations, dans lequel évoluent des personnages plongés au beau milieu d’un univers visuel et sonore fortement évocateur. De fait, l’espace laissé grand ouvert offre au spectateur la possibilité de se projeter lui-même dans le film de son choix. On se croit dans un désert des États-Unis, en pleine Seconde Guerre mondiale et on nous affirme que ce Charlot vagabond est un déserteur. Le discours d’introduction (Charlie Chaplin dans The Great Dictator) nous a prévenus, une bagnole années 40 surgissant de nulle part l’a confirmé. Mais à peine a-t-on commencé à se sentir à l’aise dans une sphère définie que l’on reçoit un coup de semonce (une pièce de REM ici, un appel du Général Patton, là), qui vient chambouler les certitudes. Giroux et ses coscénaristes (Simon Beaulieu et Alexandre Laferrière) n’auront de cesse de nous redire que nous sommes les cobayes d’une expérience de cinéma pur, un moment de liberté qui nous autorise à divaguer dans des sentiers que nous aurons nous-mêmes balisés.

Suivant une tendance de plus en plus répandue, le mélange de plusieurs genres renforce l’impression de surprise. Sont convoqués puis malaxés, les codes du western – ne serait-ce que par ses décors naturels, ce film m’a immédiatement fait penser à The Searchers de John Ford –, ceux du suspense d’horreur avec cave humide et personnages inquiétants, ceux du drame intimiste (l’homme seul séparé des siens), ou même ceux de la comédie absurde avec son Charlot sorti de nulle part. Référentiel, La grande noirceur a de l’audace à revendre. Résolument positionnée dans le camp du thriller de survivance, l’intrigue s’aventure dans plusieurs directions. On y verra tour à tour une romance improbable ou l’épopée ratée d’un conquérant du Nouveau Monde. Les auteurs nous promènent dans des sentiers imprévisibles, au détour des errances et des rencontres de leur héros, sans préciser plus avant les motivations des protagonistes. Que fait notre imitateur dans cet endroit? Qui sont ces inconnus qui hantent le sous-sol d’une maison abandonnée? Accepter de se laisser submerger de questions sans avoir de réponses, voilà la règle d’or. L’analyse viendra plus tard, au fil de ce qui sera resté en mémoire.

Une multitude de sens possibles s’offrent à nous, qu’ils soient contemporains ou historiques, québécois ou internationaux. La grande noirceur n’a rien de la facilité d’approche de la série B traditionnelle. Au contraire, c’est un film parfois hermétique, en tout cas très cérébral, très dense, où il ne faut pas simplement regarder l’image pour la déchiffrer. Chaque plan, chaque rebondissement et chaque personnage sont porteurs d’une signification cachée et de nombreuses métaphores.

Elles évoquent tour à tour une allégorie de l’Amérique et de ses démons (l’esclavagisme, la cupidité, la perte d’innocence), tout en donnant l’illustration d’un pays où tout est envisageable, même lorsque l’on a touché le fond, comme le montre la scène finale, synonyme de départ vers de nouveaux horizons. On peut également y déceler une vision de cette bonhommie franco-canadienne dans une Amérique profondément cynique et violente qui se moque de ses voisins. On pourrait de plus trouver matière à une critique amère de la surpuissance et de l’ingérence des États-Unis. Et enfin, pourquoi ne pas voir dans ce récit éminemment politique la silhouette d’un être humain (serait-il cinéaste par hasard?) se débattant dans un système qui ne cesse de le rejeter, à l’instar du Charlot solitaire coincé entre les humiliés et les exploiteurs. En fait, La grande noirceur, ce n’est ni l’un ni l’autre, mais tout ça à la fois, et toute autre chose aussi.

Si la proposition est si inspirante, cela repose en grande partie sur la parfaite cohérence qui unit le sujet et l’esthétique. Profitons-en pour redire ici que Sara Mishara, qui signe la direction photo, est sans conteste l’une des grandes créatrices d’images au Québec. On l’a constaté à quelques reprises dans des oeuvres souvent sombres (En terrains connus, les films précédents de Giroux, Roméo Onze, etc.), qui gagnaient grâce à ses univers visuels une dimension unique, rigoureusement mise au service de l’intrigue et des comédiens. La grande noirceur, à l’inverse de son titre, c’est la grande luminosité de Sara. De ses regards embrassant l’immensité des déserts de l’Ouest américain. De ses éclairages naturels ou plus travaillés (les séquences dans la cave sont remarquablement nuancées). De ses plans magistraux du village abandonné et de son Å“illeton rivé sur la douleur de Martin Dubreuil, personnage de peu de mots, mais dont l’intensité traduit à merveille l’état second dans lequel il est plongé.

Avec son intrigue mystérieuse reposant sur des scènes fortes, des images à couper le souffle et la force de son interprétation, La grande noirceur reste indéniablement à l’esprit. Cet objet de cinéma pur, envoûtant et audacieux, est bel et bien l’une des œuvres québécoises les plus originales depuis la nuit des temps.

La grande noirceur – Québec, 2018, 1h34 – en temps de guerre, un Québécois exilé aux États-Unis se retrouve la proie de personnes malfaisantes – Avec: Martin Dubreuil, Romain Duris, Reda Kateb, Sarah Gadon – Scénario: Alexandre Laferrière, Simon Beaulieu, Maxime Giroux – Réalisation: Maxime Giroux – Production: metafilms – Distribution: FunFilm Distribution

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