[CRITIQUE] Antigone: Guerre des Mondes

Entre réalisme social et théâtralité de ses scènes de procès, Sophie Deraspe propose une œuvre audacieuse, mais plutôt schématique. La performance éclatante de Nahéma Ricci restera longtemps en mémoire.

Nahéma Ricci dans Antigone de Sophie Deraspe
Nahéma Ricci dans Antigone de Sophie Deraspe

Depuis ses débuts avec Rechercher Victor Pellerin (2006), Sophie Deraspe n’a de cesse de mettre à l’épreuve la porosité des frontières séparant la fiction et le documentaire, l’imaginaire et le réel. Inlassablement, et y compris dans ses films les plus conventionnels, la cinéaste se sert de ce brouillage de cartes comme reflet de questionnements intemporels et universels, tournant autour de l’identité et de l’humanité, testant toujours un peu plus la notion de réalité. Qui sommes-nous vraiment? Pourquoi sommes-nous sur cette Terre? Ces questions portaient déjà les parcours de la douce Simone, cherchant à un sens à sa vie en faisant don de soi dans un centre de soins palliatifs (Les signes vitaux), ou de la mystérieuse Élie, allant se perdre aux Îles-de-la-Madeleine pour tenter de trouver réponse à un doute profondément enraciné (Les loups). En 2015, Sophie Deraspe donnait une tournure inattendue et une ampleur inédite à ses interrogations avec Le Profil Amina, un docufiction mêlant drame intimiste et enquête aux ramifications internationales. Comme dans ses deux précédentes réalisations, on retrouvait un portrait de femme forte et déterminée, mais aussi certains thèmes qui préfigurent Antigone, tels que la puissance bienfaitrice ou dévastatrice des réseaux sociaux, le sacrifice personnel, et un fond de révolte menée par un peuple opprimé luttant contre un état belliqueux et indifférent.

Antigone s’inscrit donc dans la continuité du Profil Amina, tout en poussant plus avant ses expérimentations formelles et narratives. La dualité de ses sources d’inspiration n’y est évidemment pas étrangère. À l’origine du projet, il y a en premier lieu un fait divers survenu en 2008, lors duquel un jeune immigrant fut abattu suite à une bavure policière. Puis, la célèbre tragédie grecque écrite par Sophocle il y a 2500 ans. Au tissu urbain contemporain que la cinéaste a souhaité illustrer de manière réaliste se mêle un univers onirique, où les Dieux, la mort et l’héroïsme se côtoient. Placée au carrefour du cinéma et du théâtre, Deraspe livre à la fois à un regard critique sur la société québécoise et à une vibrante illustration de l’idéalisme de la jeunesse, unie contre les abus de pouvoir de ladite société, qui évoque à bien des égards les événements du printemps érable de 2012, soit à peu près l’année où Sophie Deraspe à commencé à s’attaquer à l’écriture du film.

Dans Antigone, les valeurs des deux camps sont irréconciliables et porteuses d’antagonismes forts. Ils prennent la forme de choix stylistiques et narratifs marqués, traduisant le parti-pris affiché par la réalisatrice. D’un côté, la joie de vivre en famille, l’émotion, la musique, les couleurs vives des vêtements (le rouge du chandail de la jeune femme, les tenues colorées de sa mère), les sentiments et les paroles apaisantes. De l’autre, le noir et gris des costumes ou des robes de magistrats, les intonations sévères, l’incompréhension, les bruits secs des portes de prison. Une opposition que l’on retrouve aussi dans les cadrages des personnages, généralement filmés en gros plans (Antigone, sa famille, Hémon) ou en plans moyens et larges (la juge, la gardienne du centre d’accueil, le flic).

Dans une société dépeinte comme avilissante (« le bonheur que l’on jette en pâture Â» de dire Antigone à sa sÅ“ur qui veut juste « une vie normale Â»), tout semble implacable et dénué d’empathie. Antigone pour sa part est l’incarnation de la pureté, la générosité et l’amour démesuré envers ses frères quelles que soient les fautes commises. Marqué par un passé tragique, elle ne peut se résoudre à ce que son présent le soit moins. Elle n’oublie pas que son caractère a été forgé par des siècles d’histoire, ponctués par les drames intimes ou collectifs. À l’instar de la bénédiction du repas placée judicieusement en ouverture du film, son seul souhait est que la fratrie reste unie, quoi qu’il advienne. Lors d’une scène charnière, opérant une bascule dans une dimension plus irréelle, Antigone se transforme en Polynice. Elle se fait tatouer et coupe ses cheveux. Son choix est fait. Résolue à toute issue, elle ira jusqu’au bout de ses idées.

Mis à mal dans ses certitudes, l’État n’est pas en mesure de pouvoir réagir à cette incompréhensible détermination et à des valeurs humaines pour le moins inédites. Guidés par un ensemble de procédures et de lois vieillottes, les fonctionnaires et les juges ne répondront donc qu’avec les outils dont ils disposent : méthodes brutales, cellules exigües et, ultimement, attitude de rejet. Placés devant ce rouleau compresseur, les opposants ne peuvent que perdre leurs espoirs de justice ou d’égalité. Antigone, c’est le combat du cÅ“ur contre la raison, mais c’est surtout la perte d’illusion d’une jeune femme qui – même si ses conditions de vie n’étaient pas aisées – espérait avoir trouvé à Montréal une façon d’apaiser les douleurs du passé.

Ainsi campé, le conflit entre Antigone et ses accusateurs est à l’origine d’un drame sombre, parfois choc, bien différent de tout ce qui se fait au Québec. Toutefois, le traitement du sujet laisse perplexe. C’est le propre des Å“uvres audacieuses que de proposer des « clashs » déstabilisants, certes. N’empêche que la conciliation des deux sphères artistiques que sont le théâtre et le cinéma parait forcée. En outre, les insertions de scènes chantées, prises au téléphone portable, ne sont pas toujours du meilleur effet. De plus, l’illustration de ces deux mondes irréconciliables nous a semblé un peu trop appuyée ou très binaire, pour ne pas dire schématique. À preuve, le faciès et le comportement du démoniaque policier, ou l’insistance à marquer la métaphore de certains passages, comme la perte de virginité, dans les herbes hautes, sous la pluie. Un sentiment de malaise qui se corse puisque la cinéaste a choisi de garder les prénoms originaux de la pièce pour une partie de ses personnages. Choix d’autant plus déroutant que les liens avec le texte de Sophocle sont plutôt ténus et que le récit est campé dans un réalisme social assumé, filmé de manière presque documentaire, comme en témoigne la vie dans le centre de détention ou les séquences d’ouverture montrant la famille d’Antigone réunie et joyeuse. Le vérisme de ces instants volés à la réalité – à l’origine de beaux moments d’émotion et d’intensité – ne s’accorde pas toujours de façon organique à toutes les scènes de procès, statiques, très démonstratives.

Cela dit, le film a une indéniable force de frappe, en grande partie due à la présence de Nahéma Ricci. Pour son premier grand rôle, la jeune actrice livre une performance très probante qui en appellera sans doute d’autres. Entre fragilité et énergie, naïveté et certitude, elle crève l’écran et n’a aucun mal à éclipser les autres comédiens, dont les personnages sont au demeurant assez limités. C’est sans doute dans ce beau portrait de femme que réside la réussite d’Antigone. Deraspe doit être saluée pour n’avoir pas cherché à adoucir sa protagoniste, ni la faire tomber dans le piège de la providence, tendu à la toute fin par Christian-Créon, le père d’Hémon. Droite, elle le reste jusqu’au bout, et propose ainsi un visage d’adolescente résolue, loin de la bienséance et des conventions du genre.

Antigone – Québec, 2019, 109′ – Une jeune maghrébine se retrouve aux prises avec le système judiciaire québécois après avoir facilité la sortie de prison de son frère délinquant – Avec: Nahéma Ricci, Antoine Desrochers, Rachida Oussaada, Rawad El-Zein, Nour Belkhiria – Scénario et Réalisation: Sophie Deraspe – Production: ACPAV – Distribution: Maison 4:3

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