[Critique] Les salopes ou le sucre… : entre chienne et louve

Les salopes ou le sucre naturel de la peau aborde une thématique délicate sous un angle jusque-là inédit. La neutralité et la franchise du propos pourront dérouter.

Pierre Kwenders et Brigitte Poupart dans Les salopes ou le sucre...

Pierre Kwenders et Brigitte Poupart dans Les salopes ou le sucre naturel de la peau (Filmoption International)

Au sein d’un corpus prudemment consensuel formaté par les institutions de financement, Les salopes ou le sucre naturel de la peau n’a aucune difficulté à se démarquer. À l’instar des Mourir à tue-tête d’Anne-Claire Poirier ou Sonatine de Micheline Lanctôt – et quelques autres comme Le sexe des étoiles de Paule Baillargeon, ou Les signes vitaux de Sophie Deraspe [1] –, Renée Beaulieu aborde une thématique délicate sous un angle décomplexé, jusque-là totalement inédit. Bien qu’il soit impossible de savoir si le film laissera une empreinte majeure dans la prise de parole des femmes dans notre cinématographie, au moins reconnaissons-lui le mérite de bousculer quelques tabous féroces. Le fait que Les salopes… existe a donc quelque chose de rafraîchissant [2].

Ce qui distingue Les salopes… ce n’est pas la soi-disant audace de son sujet, encore moins la monstration de nombreuses scènes scabreuses, dont certaines n’évitent d’ailleurs pas une certaine esthétisation. Là où la réalisatrice sort du lot, c’est dans lson traitement presque clinique, en tout cas très cartésien. Sans l’enrobage d’une ouate moelleuse d’empathie et de sensiblerie, sa proposition peut ainsi sembler court en émotions, du moins dans une première moitié frénétique au cours de laquelle Marie-Claire a eu le temps de « tester » cinq hommes différents, dont un de vingt ans son cadet et petit-ami de l’une de ses étudiantes. L’épisode du harcèlement, les déboires amoureux de la jeune Cathou [3] donneront lieu à quelques moments moins rigides, mais dans l’ensemble, le regard de Beaulieu paraît moins fragile et plus satirique que celui de la plupart des femmes cinéastes, souvent associées, à tort ou à raison, à la douceur de leurs illustrations ou à la délicatesse de leurs drames individuels ou collectifs.

Il faut dire que Beaulieu ne s’embarrasse pas de métaphores ou d’effets suggestifs. Marie-Claire aime le sexe et l’avoue à qui veut l’entendre. À ce titre, le choix de la comédienne, réalisatrice et metteure en scène Brigitte Poupart est plus que judicieux [4]. Elle rayonne dans un rôle bicéphale, à la fois vamp et mère de famille, qui lui apporte une véritable consistance, à mille lieues des portraits désincarnés fabriqués tout exprès pour l’écran. Beaulieu la montre dans sa compulsion et fait de la recherche du plaisir charnel une dépendance qui doit absolument être assouvie. De plus, par le biais de dialogues mordants et de situations cocasses, elle se moque gentiment de la futilité de ses personnages, notamment celui de l’amie de toujours qui noie son désarroi dans l’alcool et dans une quête effrénée du mari/amant idéal [5]. Beaulieu ne les punit pas de leurs comportements, laissant au spectateur le libre arbitre quant à la position à adopter face à elles. À l’image de la double proposition du titre, on verra donc dans ces amoureuses qui vivent pleinement leurs pulsions, soit des « salopes » qui se donnent à tous, soit des femmes « naturelles » et libres.

La volonté de ne pas prendre parti pour l’une ou l’autre des options se retrouvent dans l’enchaînement presque systématique de scènes de sexe torride aux moments calmes passés en famille, et, en point d’orgue, une séquence charnière concernant le harcèlement subi par la jeune étudiante [6]. J’ai considéré cette neutralité comme l’une des forces du film, d’autres y décèleront peut-être une faiblesse. Revendicateur, mais non-militant, expurgé de toute polémique, le discours est à n’en pas douter déroutant alors que l’environnement médiatique et social actuel nous pousse en permanence à nous rallier à un camp précis. Beaulieu ne juge ni ne condamne ses protagonistes, mais ne leur donne pas non plus son admiration. Le spectateur – à qui l’on fournit trop souvent les clés de la vérité – est laissé seul face à ses convictions. En ce sens, Les salopes… est un casse-tête, mais il est surtout un objet favorisant la discussion. Et c’est à ce niveau-là qu’il est intéressant.

Cela dit, la franchise, la neutralité et l’absence de morale ne font pas un grand film pour autant. D’un point de vue technique, Les salopes… offre un résultat plus probant que Le garagiste. Au rang des réussites, signalons la trame sonore composée par David Thomas, qui vibre comme des pulsations cardiaques, au rythme du tressaillement des corps. Cependant, en dépit de rares séquences adroitement illustrées (l’effeuillage devant la vitre de la chambre d’hôtel, par exemple), l’ensemble s’avère très conventionnel. En outre, l’intrigue scientifique manque de substance et soutient avec difficulté les péripéties du protagoniste. Lent à se mettre en place, le récit souffre de plusieurs tirades plaquées, ou peu originales, notamment celles lues en voix off et de passages d’un effet douteux. Quoi qu’il en soit, le propos articulé autour de ce sujet complexe permet un traitement sous divers angles, parvenant à éviter le pathos. Que restera-t-il de Les salopes… dans trente ans? Impossible à dire, mais on souhaite de tout cœur que cet essai atypique et audacieux marque suffisamment le public pour se faire un petit bonhomme de chemin dans les salles… et dans les esprits.

[1] – ces cinéastes avaient abordé respectivement le viol, le suicide, le changement de sexe, et la vieillesse qui sont des sujets encore peu explorés de nos jours

[2] – le fait que seul Téléfilm Canada ait osé aider le financement est d’ailleurs plutôt ironique

[3] – adorable fillette de 14 ans jouée par Romane Denis, en qui sa mère Marie-Claire découvrira une sexualité insoupçonnée

[4] – il faut voir Over My Dead Body (Jutra du meilleur documentaire en 2012) dans lequel elle montrait la rage de vivre du danseur et chorégraphe Dave St-Pierre, alors en attente d’une greffe de poumons

[5] – incarné par Nathalie Cavezzali, ce personnage de « salope » peut être considéré comme le pendant irréfléchi de celui de Marie-Claire

[6] – sans prendre position pour ou contre le mouvement #metoo, le film renvoie ses personnages dans leur camp, chacun étant considéré comme mature et consentant

Les salopes ou le sucre naturel de la peau РQu̩bec, 2018, 1h37 Рune scientifique vivant pleinement sa sexualit̩ est d̩chir̩e entre libert̩ totale et la stabilit̩ de sa vie de famille РAvec: Brigitte Poupart, Nathalie Cavezzali РSc̩nario et R̩alisation: Ren̩e Beaulieu РProduction: Les Productions du moment РDistribution: Filmoption International

Ma note: 

Les notes :

★★★★★ Excellent
★★★★ Très bon
★★★ Bon
★★ Moyen
Mauvais

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