Nous sentions bien dans les courts Vent solaire et Éclat du jour les prémisses d’une vision du monde originale et une patte assurée pour des univers visuellement très élaborés. Ian Lagarde, aussi DOP pour Denis Côté ou Ryan McKenna (Vic+Flo ont vu un ours, Le cœur de Madame Sabali) confirme avec All You Can Eat Bouddha la parole libérée et audacieuse que nous avions pressentie. Avec ce premier long totalement incomparable, il rejoint les rangs de ces jeunes cinéastes prometteurs arrivés à maturité au cours de ces dernières années : les Pascal Plante (Les faux tatouages également sorti aujourd’hui), Sophie Goyette (Mes nuits feront écho), Vincent Biron (Prank), Frédérick Pelletier (Diego Star) ou Ivan Grbovic (Roméo Onze), pour ne citer qu’eux.
Toutefois, il y a dans All You Can Eat Bouddha, quelque chose qui va plus loin que chez ses prédécesseurs dans sa manière bien à lui de s’écarter de la structure dramatique pour transposer la contemporanéité de son récit dans une fable hautement métaphorique. Un peu à la manière de Stéphane Lafleur et son Continental, un film sans fusil. Au-delà de toute comparaison, Lagarde enveloppe son microcosme troublant et fortement évocateur dans une critique de notre monde propulsée au cynisme et à la raillerie. Il est affaire ici de la destruction des sociétés occidentales, engluées dans l’ignorance et la surconsommation et d’un changement de paradigme, qui malgré les révoltes et le sang versé, ne semble jamais pouvoir venir à bout d’un système économique tout-puissant
La fascination exercée par ce bouddha au corps démesuré offre une intéressante réflexion sur l’attirance de la bestialité. Alors que l’on expurge systématiquement toute forme d’intempérance dans nos espaces publics, la présence de ce monstre stoïque aux côtés de touristes standardisés amène évidemment son lot de questions. Lagarde nous porte ainsi à réfléchir, entre autres, sur notre perception de l’outrance. En mettant côte à côte deux personnages radicalement opposés : l’Américain filiforme, sa chemise à fleurs et son bronzage cancérigène et le mystérieux asocial et son obésité morbide, Lagarde nous demande qui va le plus loin. C’est sur le terrain de la déviance, de la perte de contrôle volontaire sur un univers jusque-là maîtrisé que l’auteur nous transporte.
Mais le film ne se résume pas à une opposition bien/mal, bon/méchant, ou correct/incorrect. Il n’y a ni discours ni morale, mais une vision troublée d’un paradis versé dans l’absurde et le mystère. La fabrique de bonheur industriel qu’est l’Hôtel Palacio abrite une pieuvre qui envoie des ondes positives, une femme de chambre qui dessine des pénis sur des petits bouts de papier, un G.O. hystérique et un maître des lieux maniéré et faux-cul. Hormis les palmiers et la mer bleue, le monde « lagardien » n’est pas aussi beau que sur les brochures. Fragile, l’écosystème qu’il créé ne fonctionne pas comme sur des roulettes et peut basculer à tout instant. Alors, oui, l’absence d’un récit normalisé, l’incertitude concernant sa finalité, le manque de réponses de toutes faites, et le côté irrévérencieux du personnage principal, dérangeront sans doute les plus sceptiques. C’est que, en allant voir All You Can Eat Bouddha, il faut être prêt à s’abandonner au subliminal et au mystique, et laisser bien des choses au vestiaire. À commencer par ce que l’on sait ou imagine du cinéma québécois.
All You Can Eat Bouddha – Québec, 2017, 1h25 – À l’hôtel El Palacio, un tout-inclus des Caraïbes, Mike n’a d’yeux que pour le buffet à volonté… – Avec: Ludovic Berthillot, Sylvio Arriola, Yaïté Ruiz, David La Haye – Scénario et Réalisation: Ian Lagarde – Production: Gabrielle Tougas-Fréchette, Ménaïc Raoul – Distribution: FunFilm Distribution
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